Larry Ellison, TikTok et la bataille du contrôle narratif aux États-Unis


 

Larry Ellison, TikTok et la bataille du contrôle narratif aux États-Unis

Introduction

La décision de l’administration américaine de forcer la vente de TikTok à un acteur national marque une étape décisive dans la confrontation entre Washington et Pékin autour du contrôle des infrastructures numériques. Au-delà de la question de souveraineté technologique, c’est un enjeu politique et culturel majeur : qui contrôle l’algorithme contrôle en partie l’opinion publique. Le choix du nouveau propriétaire, Larry Ellison, fondateur d’Oracle, milliardaire trumpiste et premier donateur privé à l’armée israélienne, révèle les dimensions géopolitiques de cette opération. Cette étude analyse comment ce transfert éclaire les logiques de concentration médiatique, d’alignement politique et de contrôle narratif aux États-Unis.


I. Larry Ellison : parcours d’un magnat de la Tech et de la sécurité

Larry Ellison fonde Oracle en 1977, en grande partie grâce à un contrat avec la CIA pour développer un système de gestion de bases de données baptisé « Oracle »[1]. Comme le rappelle Campbell-Kelly, « Oracle owes its early success to contracts with US intelligence agencies, which saw in relational databases a tool for surveillance and information control »[2]. Ce partenariat inaugural entre une entreprise privée et une agence de renseignement préfigure l’imbrication croissante entre la Silicon Valley et les institutions sécuritaires américaines.

La fortune d’Ellison (estimée à près de 160 milliards de dollars en 2025 selon le Bloomberg Billionaires Index[3]) s’est progressivement diversifiée dans les médias et le divertissement. Il détient ou contrôle des participations significatives dans des groupes tels que CBS, Paramount, MTV, Nickelodeon, Comedy Central ou encore Showtime[4]. À l’international, il a acquis Channel 10 en Australie et Channel 5 au Royaume-Uni, et il serait en négociation pour absorber Warner Bros. Discovery, propriétaire de CNN, HBO et Discovery Channel[5].

Politiquement, Ellison s’est affirmé comme un soutien constant au Parti républicain et à Donald Trump. Selon le New York Times, il a organisé en 2020 une levée de fonds de plusieurs millions de dollars pour la campagne de Trump[6]. Plus encore, il est reconnu comme l’un des principaux donateurs privés de l’Israel Defense Forces (IDF). Un rapport du quotidien Haaretz souligne que « Ellison has emerged as the single largest individual donor to Friends of the IDF, the U.S. nonprofit that channels money directly to Israel’s military »[7].


II. TikTok : de menace chinoise à outil de soft power américain

Depuis 2019, TikTok est accusé par Washington d’être une menace pour la sécurité nationale, en raison de ses liens avec la maison mère chinoise ByteDance et de ses capacités de collecte de données sur les utilisateurs. Un rapport du Congressional Research Service précise que « TikTok could allow Beijing to access sensitive data on millions of Americans and influence public opinion via algorithmic manipulation »[8].

Le Congrès a adopté en avril 2024 une loi obligeant ByteDance à céder TikTok à un propriétaire américain sous peine d’interdiction. La vente forcée au consortium dirigé par Larry Ellison est présentée par la Maison Blanche comme une mesure de protection des données et de « reconditionnement » de l’algorithme.

Or, avant même la finalisation de la transaction, plusieurs enquêtes journalistiques ont relevé une hausse des cas de censure sur TikTok concernant les contenus critiques à l’égard d’Israël et, plus particulièrement, ceux évoquant la guerre à Gaza. Selon une enquête du média The Intercept : « Posts about Gaza, civilian casualties, or criticism of the Israeli military are being taken down at unprecedented levels, suggesting proactive alignment with new ownership »[9].


III. Le contrôle de l’information par les milliardaires alignés sur Israël

Larry Ellison ne constitue pas un cas isolé. Une série de milliardaires influents, souvent alignés sur les intérêts israéliens, dominent l’écosystème informationnel américain. C’est le cas de Mark Zuckerberg (Meta/Facebook/Instagram), Sergey Brin et Larry Page (Google/Alphabet), Peter Thiel (Palantir), Sam Altman (OpenAI) ou encore les propriétaires de Conde Nast (Vogue, Wired, The New Yorker, Vanity Fair, Reddit).

Cette concentration s’inscrit dans une dynamique de contrôle narratif. Or, les sondages montrent une désapprobation majoritaire de l’opinion publique américaine face à la politique israélienne à Gaza : en mars 2024, Gallup indiquait que « 55 % of Americans disapprove of Israel’s handling of the conflict in Gaza, while only 32 % approve »[10]. Pew Research a confirmé en octobre 2024 une tendance similaire, avec un soutien en forte baisse parmi les jeunes générations[11].

Dans ce contexte, l’acquisition de TikTok par Ellison accentue le déséquilibre : la plateforme préférée des jeunes Américains passe sous l’influence directe d’un acteur notoirement engagé en faveur d’Israël.


IV. L’Europe et les alternatives : absences et résistances

Face à cette recomposition du paysage numérique, l’Europe apparaît largement absente. Ses tentatives de réguler ou de concurrencer les grandes plateformes américaines restent timides. Comme l’explique l’analyste numérique Francesca Bria : « Europe’s digital sovereignty is still a slogan, not a reality »[12].

Le cas de Telegram est révélateur : après l’arrestation de son fondateur Pavel Durov en France en 2025, l’application a vu sa crédibilité affaiblie et ses perspectives d’indépendance compromises[13].

Certaines alternatives décentralisées, telles que Keet et Nostr, cherchent à développer des modèles résistants à la censure. Toutefois, elles restent marginales par rapport aux géants centralisés. L’avenir du pluralisme numérique dépendra de la capacité de ces projets à s’imposer face à des infrastructures contrôlées par une poignée de milliardaires liés aux États-Unis et à Israël.


Conclusion

L’acquisition forcée de TikTok par Larry Ellison dépasse largement la simple question d’un transfert d’actifs. Elle illustre la fusion croissante entre Big Tech, intérêts sécuritaires américains et alignement pro-israélien. Ellison incarne cette convergence : un entrepreneur de la Silicon Valley, donateur de l’armée israélienne, désormais propriétaire d’une plateforme qui influence directement la culture et l’opinion de la jeunesse américaine.

L’enjeu est clair : il s’agit d’une bataille géopolitique pour le contrôle de l’information à l’ère des algorithmes. La marginalisation de l’Europe et la fragilité des alternatives décentralisées laissent présager un avenir où la liberté d’expression dépendra de plus en plus des choix éditoriaux et politiques d’une poignée de magnats.


Notes et références

[1] Campbell-Kelly, M. Computer: A History of the Information Machine, Westview Press, 2004.
[2] Ibid., p. 312.
[3] Bloomberg Billionaires Index, « Larry Ellison Net Worth », février 2025.
[4] Variety, « Larry Ellison’s Expanding Media Holdings », 2023.
[5] Financial Times, « Warner Bros. Discovery in Talks with Oracle’s Ellison », janvier 2025.
[6] The New York Times, « Larry Ellison’s Political Donations: From Trump to Super PACs », 14 février 2020.
[7] Haaretz, « Oracle Founder Larry Ellison Is Now the Biggest Private Donor to Israel’s Army », 22 mars 2021.
[8] Congressional Research Service, « TikTok: National Security Concerns », 12 juillet 2023.
[9] The Intercept, « TikTok’s Quiet Censorship of Gaza Content », 9 novembre 2024.
[10] Gallup, « Americans’ Views of Israel and Gaza Conflict », mars 2024.
[11] Pew Research Center, « U.S. Public Opinion on Israel and Palestine », octobre 2024.
[12] Bria, F. Digital Sovereignty in Europe: Myth or Reality?, European Policy Centre, 2022.
[13] Le Monde, « L’arrestation de Pavel Durov et l’avenir de Telegram », 7 septembre 2025.


Trump, artisan de paix ? Une illusion dangereuse

 


Trump, artisan de paix ? Une illusion dangereuse

Certains commentateurs s’émerveillent encore de voir Donald Trump se prononcer, a posteriori, contre une annexion israélienne de la Cisjordanie ou en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza. Cette image d’un « Trump faiseur de paix » serait presque risible si elle n’était pas tragiquement trompeuse. Car le bilan diplomatique de son administration (2017-2021) démontre au contraire une entreprise systématique de démolition du droit international et des perspectives de paix au Proche-Orient.


1. Un alignement inédit sur les positions israéliennes

Sous Trump, les États-Unis ont rompu avec le consensus international sur plusieurs dossiers centraux :

  • Jérusalem capitale d’Israël : en décembre 2017, Washington reconnaît unilatéralement Jérusalem comme capitale d’Israël et y transfère son ambassade en mai 2018, en violation de la résolution 478 du Conseil de sécurité (1980), qui « réaffirme que toutes les mesures […] visant à modifier le caractère et le statut de la Ville sainte de Jérusalem sont nulles et non avenues »¹.

  • Golan : en mars 2019, Trump reconnaît la souveraineté israélienne sur le plateau du Golan syrien occupé depuis 1967, en contradiction avec la résolution 497 (1981), qui considère « nulle et non avenue et sans effet juridique international » l’annexion israélienne².

  • Colonisation : en novembre 2019, le secrétaire d’État Mike Pompeo annonce que les colonies israéliennes « ne sont pas contraires au droit international »³, contredisant la résolution 2334 (2016) qui réaffirmait « l’illégalité des colonies israéliennes » et l’article 49, alinéa 6, de la IVe Convention de Genève (1949).


2. Une politique de sanctions contre les Palestiniens et leurs institutions

  • Aide humanitaire : en 2018, l’administration Trump coupe plus de 300 millions de dollars de financement à l’UNRWA, aggravant la situation de millions de réfugiés palestiniens⁴.

  • Représentation diplomatique : fermeture du bureau de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Washington en septembre 2018, privant les Palestiniens d’un canal diplomatique officiel⁵.

  • Sanctions contre l’Autorité palestinienne : réduction drastique des aides bilatérales et suspension de tout soutien financier, en représailles à l’adhésion de la Palestine à la Cour pénale internationale⁶.


3. Hostilité aux juridictions internationales

Trump a également marqué une rupture dans le rapport des États-Unis aux juridictions internationales :

  • Cour pénale internationale (CPI) : en juin 2020, l’administration impose des sanctions économiques et des restrictions de visa contre la procureure Fatou Bensouda et son équipe, en raison des enquêtes ouvertes sur l’Afghanistan et la Palestine⁷. Ces sanctions inédites contre des magistrats internationaux furent dénoncées par l’Union européenne et par Amnesty International comme une « attaque contre l’indépendance judiciaire internationale »⁸.


4. Le « Deal du siècle » : une paix factice

En janvier 2020, Trump présente son « plan de paix » (Peace to Prosperity), largement salué par Israël et rejeté par les Palestiniens. Ce plan prévoit :

  • l’annexion de larges portions de la Cisjordanie ;

  • Jérusalem « capitale indivisible d’Israël » ;

  • un État palestinien réduit, morcelé et démilitarisé, sans véritable souveraineté.

Ce projet a torpillé les efforts multilatéraux, notamment l’Initiative arabe de paix de 2002 (portée par l’Arabie saoudite et endossée par la Ligue arabe et l’ONU), qui proposait la reconnaissance d’Israël par les pays arabes en échange d’un retrait des territoires occupés⁹.


5. Les vetos américains à l’ONU

Sous Trump, les États-Unis ont poursuivi leur politique traditionnelle de protection d’Israël au Conseil de sécurité, mais de manière encore plus systématique. Le 18 décembre 2017, Washington oppose son veto à un projet de résolution condamnant la reconnaissance de Jérusalem, alors que les 14 autres membres du Conseil votaient en faveur¹⁰. D’autres projets de résolution concernant les violences israéliennes à Gaza ou la protection des civils palestiniens furent bloqués de la même manière en 2018¹¹.


6. Conclusion : l’imposture d’un « faiseur de paix »

À la lumière de ce bilan, la prétention à présenter Donald Trump comme un artisan de paix relève de la pure imposture. Non seulement son mandat a exclu les Palestiniens du processus diplomatique, mais il a également vidé de tout contenu le droit à l’autodétermination, transformant la paix en une capitulation sous conditions.

Comment, dès lors, prétendre construire une paix juste et durable en ignorant les représentants du peuple concerné, en torpillant les mécanismes multilatéraux, en sanctionnant les juridictions internationales et en protégeant systématiquement Israël au mépris du droit ?

Trump n’a pas été un médiateur : il a été le démolisseur en chef du droit international au Proche-Orient.


Notes et références

  1. Résolution 478 (1980) du Conseil de sécurité des Nations unies.

  2. Résolution 497 (1981) du Conseil de sécurité des Nations unies.

  3. Département d’État, déclaration de Mike Pompeo, 18 novembre 2019.

  4. UNRWA, Report on the impact of US funding cuts, 2019.

  5. Département d’État, communiqué, 10 septembre 2018.

  6. Congressional Research Service, U.S. Foreign Aid to the Palestinians, 2020.

  7. Executive Order 13928, Blocking Property of Certain Persons Associated with the International Criminal Court, 11 juin 2020.

  8. Amnesty International, communiqué, 2020.

  9. Ligue arabe, Initiative arabe de paix, Beyrouth, 2002.

  10. Conseil de sécurité, S/PV.8139, 18 décembre 2017.

  11. Conseil de sécurité, S/2018/516, projet de résolution sur Gaza, 1er juin 2018 (veto américain).