Larry Ellison, TikTok et la bataille du contrôle narratif aux États-Unis


 

Larry Ellison, TikTok et la bataille du contrôle narratif aux États-Unis

Introduction

La décision de l’administration américaine de forcer la vente de TikTok à un acteur national marque une étape décisive dans la confrontation entre Washington et Pékin autour du contrôle des infrastructures numériques. Au-delà de la question de souveraineté technologique, c’est un enjeu politique et culturel majeur : qui contrôle l’algorithme contrôle en partie l’opinion publique. Le choix du nouveau propriétaire, Larry Ellison, fondateur d’Oracle, milliardaire trumpiste et premier donateur privé à l’armée israélienne, révèle les dimensions géopolitiques de cette opération. Cette étude analyse comment ce transfert éclaire les logiques de concentration médiatique, d’alignement politique et de contrôle narratif aux États-Unis.


I. Larry Ellison : parcours d’un magnat de la Tech et de la sécurité

Larry Ellison fonde Oracle en 1977, en grande partie grâce à un contrat avec la CIA pour développer un système de gestion de bases de données baptisé « Oracle »[1]. Comme le rappelle Campbell-Kelly, « Oracle owes its early success to contracts with US intelligence agencies, which saw in relational databases a tool for surveillance and information control »[2]. Ce partenariat inaugural entre une entreprise privée et une agence de renseignement préfigure l’imbrication croissante entre la Silicon Valley et les institutions sécuritaires américaines.

La fortune d’Ellison (estimée à près de 160 milliards de dollars en 2025 selon le Bloomberg Billionaires Index[3]) s’est progressivement diversifiée dans les médias et le divertissement. Il détient ou contrôle des participations significatives dans des groupes tels que CBS, Paramount, MTV, Nickelodeon, Comedy Central ou encore Showtime[4]. À l’international, il a acquis Channel 10 en Australie et Channel 5 au Royaume-Uni, et il serait en négociation pour absorber Warner Bros. Discovery, propriétaire de CNN, HBO et Discovery Channel[5].

Politiquement, Ellison s’est affirmé comme un soutien constant au Parti républicain et à Donald Trump. Selon le New York Times, il a organisé en 2020 une levée de fonds de plusieurs millions de dollars pour la campagne de Trump[6]. Plus encore, il est reconnu comme l’un des principaux donateurs privés de l’Israel Defense Forces (IDF). Un rapport du quotidien Haaretz souligne que « Ellison has emerged as the single largest individual donor to Friends of the IDF, the U.S. nonprofit that channels money directly to Israel’s military »[7].


II. TikTok : de menace chinoise à outil de soft power américain

Depuis 2019, TikTok est accusé par Washington d’être une menace pour la sécurité nationale, en raison de ses liens avec la maison mère chinoise ByteDance et de ses capacités de collecte de données sur les utilisateurs. Un rapport du Congressional Research Service précise que « TikTok could allow Beijing to access sensitive data on millions of Americans and influence public opinion via algorithmic manipulation »[8].

Le Congrès a adopté en avril 2024 une loi obligeant ByteDance à céder TikTok à un propriétaire américain sous peine d’interdiction. La vente forcée au consortium dirigé par Larry Ellison est présentée par la Maison Blanche comme une mesure de protection des données et de « reconditionnement » de l’algorithme.

Or, avant même la finalisation de la transaction, plusieurs enquêtes journalistiques ont relevé une hausse des cas de censure sur TikTok concernant les contenus critiques à l’égard d’Israël et, plus particulièrement, ceux évoquant la guerre à Gaza. Selon une enquête du média The Intercept : « Posts about Gaza, civilian casualties, or criticism of the Israeli military are being taken down at unprecedented levels, suggesting proactive alignment with new ownership »[9].


III. Le contrôle de l’information par les milliardaires alignés sur Israël

Larry Ellison ne constitue pas un cas isolé. Une série de milliardaires influents, souvent alignés sur les intérêts israéliens, dominent l’écosystème informationnel américain. C’est le cas de Mark Zuckerberg (Meta/Facebook/Instagram), Sergey Brin et Larry Page (Google/Alphabet), Peter Thiel (Palantir), Sam Altman (OpenAI) ou encore les propriétaires de Conde Nast (Vogue, Wired, The New Yorker, Vanity Fair, Reddit).

Cette concentration s’inscrit dans une dynamique de contrôle narratif. Or, les sondages montrent une désapprobation majoritaire de l’opinion publique américaine face à la politique israélienne à Gaza : en mars 2024, Gallup indiquait que « 55 % of Americans disapprove of Israel’s handling of the conflict in Gaza, while only 32 % approve »[10]. Pew Research a confirmé en octobre 2024 une tendance similaire, avec un soutien en forte baisse parmi les jeunes générations[11].

Dans ce contexte, l’acquisition de TikTok par Ellison accentue le déséquilibre : la plateforme préférée des jeunes Américains passe sous l’influence directe d’un acteur notoirement engagé en faveur d’Israël.


IV. L’Europe et les alternatives : absences et résistances

Face à cette recomposition du paysage numérique, l’Europe apparaît largement absente. Ses tentatives de réguler ou de concurrencer les grandes plateformes américaines restent timides. Comme l’explique l’analyste numérique Francesca Bria : « Europe’s digital sovereignty is still a slogan, not a reality »[12].

Le cas de Telegram est révélateur : après l’arrestation de son fondateur Pavel Durov en France en 2025, l’application a vu sa crédibilité affaiblie et ses perspectives d’indépendance compromises[13].

Certaines alternatives décentralisées, telles que Keet et Nostr, cherchent à développer des modèles résistants à la censure. Toutefois, elles restent marginales par rapport aux géants centralisés. L’avenir du pluralisme numérique dépendra de la capacité de ces projets à s’imposer face à des infrastructures contrôlées par une poignée de milliardaires liés aux États-Unis et à Israël.


Conclusion

L’acquisition forcée de TikTok par Larry Ellison dépasse largement la simple question d’un transfert d’actifs. Elle illustre la fusion croissante entre Big Tech, intérêts sécuritaires américains et alignement pro-israélien. Ellison incarne cette convergence : un entrepreneur de la Silicon Valley, donateur de l’armée israélienne, désormais propriétaire d’une plateforme qui influence directement la culture et l’opinion de la jeunesse américaine.

L’enjeu est clair : il s’agit d’une bataille géopolitique pour le contrôle de l’information à l’ère des algorithmes. La marginalisation de l’Europe et la fragilité des alternatives décentralisées laissent présager un avenir où la liberté d’expression dépendra de plus en plus des choix éditoriaux et politiques d’une poignée de magnats.


Notes et références

[1] Campbell-Kelly, M. Computer: A History of the Information Machine, Westview Press, 2004.
[2] Ibid., p. 312.
[3] Bloomberg Billionaires Index, « Larry Ellison Net Worth », février 2025.
[4] Variety, « Larry Ellison’s Expanding Media Holdings », 2023.
[5] Financial Times, « Warner Bros. Discovery in Talks with Oracle’s Ellison », janvier 2025.
[6] The New York Times, « Larry Ellison’s Political Donations: From Trump to Super PACs », 14 février 2020.
[7] Haaretz, « Oracle Founder Larry Ellison Is Now the Biggest Private Donor to Israel’s Army », 22 mars 2021.
[8] Congressional Research Service, « TikTok: National Security Concerns », 12 juillet 2023.
[9] The Intercept, « TikTok’s Quiet Censorship of Gaza Content », 9 novembre 2024.
[10] Gallup, « Americans’ Views of Israel and Gaza Conflict », mars 2024.
[11] Pew Research Center, « U.S. Public Opinion on Israel and Palestine », octobre 2024.
[12] Bria, F. Digital Sovereignty in Europe: Myth or Reality?, European Policy Centre, 2022.
[13] Le Monde, « L’arrestation de Pavel Durov et l’avenir de Telegram », 7 septembre 2025.


Trump, artisan de paix ? Une illusion dangereuse

 


Trump, artisan de paix ? Une illusion dangereuse

Certains commentateurs s’émerveillent encore de voir Donald Trump se prononcer, a posteriori, contre une annexion israélienne de la Cisjordanie ou en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza. Cette image d’un « Trump faiseur de paix » serait presque risible si elle n’était pas tragiquement trompeuse. Car le bilan diplomatique de son administration (2017-2021) démontre au contraire une entreprise systématique de démolition du droit international et des perspectives de paix au Proche-Orient.


1. Un alignement inédit sur les positions israéliennes

Sous Trump, les États-Unis ont rompu avec le consensus international sur plusieurs dossiers centraux :

  • Jérusalem capitale d’Israël : en décembre 2017, Washington reconnaît unilatéralement Jérusalem comme capitale d’Israël et y transfère son ambassade en mai 2018, en violation de la résolution 478 du Conseil de sécurité (1980), qui « réaffirme que toutes les mesures […] visant à modifier le caractère et le statut de la Ville sainte de Jérusalem sont nulles et non avenues »¹.

  • Golan : en mars 2019, Trump reconnaît la souveraineté israélienne sur le plateau du Golan syrien occupé depuis 1967, en contradiction avec la résolution 497 (1981), qui considère « nulle et non avenue et sans effet juridique international » l’annexion israélienne².

  • Colonisation : en novembre 2019, le secrétaire d’État Mike Pompeo annonce que les colonies israéliennes « ne sont pas contraires au droit international »³, contredisant la résolution 2334 (2016) qui réaffirmait « l’illégalité des colonies israéliennes » et l’article 49, alinéa 6, de la IVe Convention de Genève (1949).


2. Une politique de sanctions contre les Palestiniens et leurs institutions

  • Aide humanitaire : en 2018, l’administration Trump coupe plus de 300 millions de dollars de financement à l’UNRWA, aggravant la situation de millions de réfugiés palestiniens⁴.

  • Représentation diplomatique : fermeture du bureau de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Washington en septembre 2018, privant les Palestiniens d’un canal diplomatique officiel⁵.

  • Sanctions contre l’Autorité palestinienne : réduction drastique des aides bilatérales et suspension de tout soutien financier, en représailles à l’adhésion de la Palestine à la Cour pénale internationale⁶.


3. Hostilité aux juridictions internationales

Trump a également marqué une rupture dans le rapport des États-Unis aux juridictions internationales :

  • Cour pénale internationale (CPI) : en juin 2020, l’administration impose des sanctions économiques et des restrictions de visa contre la procureure Fatou Bensouda et son équipe, en raison des enquêtes ouvertes sur l’Afghanistan et la Palestine⁷. Ces sanctions inédites contre des magistrats internationaux furent dénoncées par l’Union européenne et par Amnesty International comme une « attaque contre l’indépendance judiciaire internationale »⁸.


4. Le « Deal du siècle » : une paix factice

En janvier 2020, Trump présente son « plan de paix » (Peace to Prosperity), largement salué par Israël et rejeté par les Palestiniens. Ce plan prévoit :

  • l’annexion de larges portions de la Cisjordanie ;

  • Jérusalem « capitale indivisible d’Israël » ;

  • un État palestinien réduit, morcelé et démilitarisé, sans véritable souveraineté.

Ce projet a torpillé les efforts multilatéraux, notamment l’Initiative arabe de paix de 2002 (portée par l’Arabie saoudite et endossée par la Ligue arabe et l’ONU), qui proposait la reconnaissance d’Israël par les pays arabes en échange d’un retrait des territoires occupés⁹.


5. Les vetos américains à l’ONU

Sous Trump, les États-Unis ont poursuivi leur politique traditionnelle de protection d’Israël au Conseil de sécurité, mais de manière encore plus systématique. Le 18 décembre 2017, Washington oppose son veto à un projet de résolution condamnant la reconnaissance de Jérusalem, alors que les 14 autres membres du Conseil votaient en faveur¹⁰. D’autres projets de résolution concernant les violences israéliennes à Gaza ou la protection des civils palestiniens furent bloqués de la même manière en 2018¹¹.


6. Conclusion : l’imposture d’un « faiseur de paix »

À la lumière de ce bilan, la prétention à présenter Donald Trump comme un artisan de paix relève de la pure imposture. Non seulement son mandat a exclu les Palestiniens du processus diplomatique, mais il a également vidé de tout contenu le droit à l’autodétermination, transformant la paix en une capitulation sous conditions.

Comment, dès lors, prétendre construire une paix juste et durable en ignorant les représentants du peuple concerné, en torpillant les mécanismes multilatéraux, en sanctionnant les juridictions internationales et en protégeant systématiquement Israël au mépris du droit ?

Trump n’a pas été un médiateur : il a été le démolisseur en chef du droit international au Proche-Orient.


Notes et références

  1. Résolution 478 (1980) du Conseil de sécurité des Nations unies.

  2. Résolution 497 (1981) du Conseil de sécurité des Nations unies.

  3. Département d’État, déclaration de Mike Pompeo, 18 novembre 2019.

  4. UNRWA, Report on the impact of US funding cuts, 2019.

  5. Département d’État, communiqué, 10 septembre 2018.

  6. Congressional Research Service, U.S. Foreign Aid to the Palestinians, 2020.

  7. Executive Order 13928, Blocking Property of Certain Persons Associated with the International Criminal Court, 11 juin 2020.

  8. Amnesty International, communiqué, 2020.

  9. Ligue arabe, Initiative arabe de paix, Beyrouth, 2002.

  10. Conseil de sécurité, S/PV.8139, 18 décembre 2017.

  11. Conseil de sécurité, S/2018/516, projet de résolution sur Gaza, 1er juin 2018 (veto américain).


Éduquer pour effacer : Israël, quand l’école fabrique l’oubli et détruit la mémoire palestinienne

 


Éduquer pour effacer : Israël, quand l’école fabrique l’oubli et détruit la mémoire palestinienne

Introduction

« L’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde », disait Nelson Mandela. Mais entre les mains d’un pouvoir colonial, elle peut devenir une arme de domination, un outil de manipulation et un champ de bataille. Israël en offre aujourd’hui l’exemple : d’un côté, un système scolaire qui conditionne ses élèves à voir l’Autre comme une menace existentielle ; de l’autre, une guerre systématique contre l’éducation palestinienne, bombardée, censurée, délégitimée.


1. L’école israélienne : une fabrique de peur et d’ignorance

Dès les premières classes, les élèves israéliens apprennent à percevoir le Palestinien comme un « absent » ou comme une figure inquiétante.

  • Dans une étude exhaustive, la chercheuse Nurit Peled-Elhanan a montré que les manuels d’histoire et de géographie présentent rarement les Palestiniens comme un peuple avec une culture et une histoire. Quand ils apparaissent, c’est sous des traits péjoratifs : barbares, sales, violents ou « problème démographique »[1].

  • Des épisodes sanglants comme Deir Yassine (1948) sont décrits non pas comme des massacres, mais comme des « événements nécessaires » qui auraient permis la création de l’État[2].

  • La Nakba, catastrophe fondatrice pour les Palestiniens, est effacée ou réduite à une migration volontaire.

L’école israélienne, loin de transmettre l’esprit critique, inculque trois piliers idéologiques :

  1. Le droit exclusif du peuple juif sur la « Terre d’Israël » ;

  2. La nécessité d’une majorité démographique juive, même au prix de l’expulsion ou du massacre ;

  3. La militarisation : l’armée est glorifiée, les soldats érigés en modèles héroïques, et la guerre présentée comme horizon naturel[3].

Enfin, la Shoah occupe une place disproportionnée dans les programmes. Enseignée dès la maternelle, souvent à travers des images traumatisantes, elle est instrumentalisée comme une justification de la domination actuelle : « si nous ne contrôlons pas les Palestiniens, un autre génocide nous frappera »[4].


2. Un système éducatif colonial et raciste

Cette construction idéologique ne vise pas seulement les Palestiniens.

  • Les Juifs orientaux (Mizrahim) sont présentés dans les manuels comme « arriérés » à cause de leur proximité avec la culture arabe ; l’école doit les « purifier » pour les occidentaliser[5].

  • Les Juifs éthiopiens subissent un traitement similaire : représentés comme primitifs ou malades.

  • Quant aux femmes, elles sont pratiquement effacées de l’histoire nationale : leur rôle se limite à celui de mères qui enfantent des soldats.

Il ne s’agit donc pas seulement d’un racisme contre les Palestiniens, mais d’une hiérarchie raciale plus large qui classe les citoyens selon leur degré de conformité à l’« idéal sioniste européen ».


3. La guerre contre l’éducation palestinienne

Pendant que l’école israélienne enseigne la peur, Israël mène une guerre matérielle contre l’éducation palestinienne.

  • À Gaza, depuis 2023, près de 90 % des établissements scolaires ont été endommagés ou détruits par les bombardements[6]. L’UNICEF parle d’un « effondrement total du système éducatif » : des centaines de milliers d’enfants sont privés d’école[7].

  • À Jérusalem-Est, les manuels palestiniens sont censurés ou remplacés par des versions modifiées par le ministère israélien, qui effacent les références à l’histoire et à la culture palestiniennes[8].

  • Sur la scène internationale, Israël et ses alliés mènent une campagne visant à délégitimer les programmes palestiniens. Des organismes comme IMPACT-se accusent régulièrement ces manuels d’« incitation à la haine » — accusations reprises par certains responsables européens pour suspendre des financements. Mais plusieurs rapports indépendants (notamment du Georg Eckert Institute) ont montré que ces accusations reposent sur des lectures sélectives, et que les manuels palestiniens distinguent clairement entre judaïsme et sionisme, sans antisémitisme explicite[9].

Ainsi, Israël agit sur deux fronts : enseigner l’oubli chez soi, et interdire la mémoire chez l’autre.


4. Deux éducations, deux vérités

  • En Israël, l’école fabrique des enfants convaincus que leur survie passe par la domination.

  • En Palestine, l’école tente, malgré les interdictions et les bombes, de transmettre une histoire, une langue, une identité.

C’est cette asymétrie que l’on refuse de voir. Et c’est ce qui rend grotesque l’accusation selon laquelle les manuels palestiniens « nourriraient la haine ». Quelle haine est la plus dangereuse ? Celle qu’Israël invente chez l’ennemi, ou celle qu’il cultive patiemment, année après année, dans l’esprit de ses propres enfants ?


Conclusion

Il ne s’agit pas d’un simple débat académique. Il s’agit d’une réalité quotidienne : des générations d’enfants israéliens élevés dans la peur, et des générations d’enfants palestiniens élevés sous les bombes.
Si l’éducation est le reflet d’un projet politique, alors le projet israélien est clair : fabriquer un peuple qui accepte l’occupation comme un destin, et empêcher le peuple occupé de transmettre son identité.

Tant que les écoles palestiniennes seront des cibles et que les manuels israéliens effaceront l’existence du voisin, il n’y aura pas de paix. Il n’y aura que des élèves grandissant dans les ruines — ruines des classes de Gaza, ruines de la vérité dans les salles d’Israël


Notes

[1] Nurit Peled-Elhanan, Palestine in Israeli School Books: Ideology and Propaganda in Education, Routledge, 2012.
[2] Ibid., chap. 3.
[3] Ibid., chap. 5.
[4] Ibid., chap. 6.
[5] Ibid., chap. 4.
[6] UNICEF, « Education under Fire: Gaza », rapport 2024.
[7] Save the Children, « Gaza Education Emergency », 2024.
[8] Human Rights Watch, « A Threshold Crossed », 2021.
[9] Georg Eckert Institute, Analysis of Palestinian Textbooks, rapport commandé par l’UE, 2021.


Annexe : Exemples documentés

A. Extraits de manuels israéliens (traduits par Nurit Peled-Elhanan)

  • « Les Arabes, peuple arriéré, n’ont pas su exploiter les terres de la Palestine. »

  • « La guerre de 1948 a entraîné la fuite volontaire des Arabes, qui ont abandonné leurs villages. »

B. Destruction d’écoles à Gaza (2023–2024)

  • 9 enfants sur 10 à Gaza ne sont pas retournés à l’école depuis octobre 2023 (UNICEF).

  • Plus de 300 établissements scolaires utilisés comme abris ont été bombardés (ONU).

C. Censure à Jérusalem-Est

  • Des livres scolaires palestiniens confisqués car ils mentionnaient le mot « Nakba ».

  • Remplacement des cartes de géographie : suppression du mot « Palestine », remplacé par « Israël ».

La déshumanisation comme prélude au crime : le cas palestinien au prisme de l’histoire contemporaine

 


La déshumanisation comme prélude au crime : le cas palestinien au prisme de l’histoire contemporaine



Résumé



Cet article analyse l’usage de la déshumanisation dans le discours politique israélien et américain visant les Palestiniens, et le met en perspective avec les précédents historiques (Allemagne nazie, Rwanda, colonialisme). Il montre comment la rhétorique animalisante constitue un instrument de légitimation du génocide en cours à Gaza, en lien avec les travaux de Raphael Lemkin, Hannah Arendt et les jurisprudences internationales (TPIY, TPIR, CPI).



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1. Introduction : le langage qui tue



La déshumanisation n’est pas un accident rhétorique, mais une technique de pouvoir. Comme l’a souligné Raphael Lemkin, inventeur du terme génocide, le processus de destruction d’un peuple s’accompagne toujours d’une entreprise discursive visant à l’ôter du cercle de l’humain[^1].



En qualifiant un peuple d’« animaux », de « parasites » ou de « cafards », on prépare le terrain à l’acceptation sociale du massacre. Le langage n’est pas périphérique : il est le premier acte du crime.



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2. Déshumanisation et génocides du XXe siècle



2.1. L’Allemagne nazie



La propagande nazie, relayée par Joseph Goebbels, décrivait les Juifs comme des « bacilles » et des « rats ». Dans Mein Kampf, Adolf Hitler comparait les Juifs à de la « vermine » à éradiquer[^2]. Cette rhétorique fut essentielle à la préparation idéologique de la Solution finale.



2.2. Le Rwanda (1994)



La Radio des Mille Collines (RTLM) appelait les Tutsis « inyenzi » (cafards), exhortant les Hutus à les « écraser »[^3]. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a jugé en 1998 (affaire Akayesu) que ce langage constituait une incitation directe et publique au génocide[^4].



2.3. Le colonialisme et l’apartheid



Le discours colonial recourait à une hiérarchisation raciale. Jules Ferry déclarait en 1885 : « Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures »[^5]. En Afrique du Sud, les Noirs étaient décrits comme « primitifs », justifiant leur exclusion politique et sociale. Dans chaque cas, le langage animalisant a soutenu des régimes de violence structurelle.



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3. La rhétorique contemporaine contre les Palestiniens



3.1. Déclarations israéliennes



Yoav Gallant, ministre de la Défense (octobre 2023) : « Nous combattons des animaux humains »[^6].



Eli Ben-Dahan, vice-ministre (2013) : « À mes yeux, ils sont comme des animaux, ils ne sont pas humains »[^7].



Dan Gillerman, ex-ambassadeur à l’ONU (2023) : « Ce sont des animaux inhumains »[^8].



Almog Cohen, député (2023) : « Ils ne méritent même pas d’être des moutons »[^9].



3.2. Discours américains



Marco Rubio, sénateur républicain (2025) : « Ces animaux, ces animaux barbares » en parlant des Palestiniens[^10].



D’autres élus américains ont utilisé des termes assimilant la résistance palestinienne à des « barbares » ou à des « terroristes inhumains », reprenant la rhétorique israélienne.




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4. Gaza : la déshumanisation en acte



4.1. La famine comme arme de guerre



En mars 2024, le Programme alimentaire mondial (PAM) et l’ONU alertaient sur une famine imminente à Gaza, conséquence directe du blocus[^11]. La privation délibérée de nourriture est prohibée par l’article 54 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève (1977). Pourtant, la déshumanisation facilite son acceptation politique.



4.2. Les bombardements massifs



Les frappes contre écoles, hôpitaux, camps de réfugiés sont justifiées par l’idée que les Palestiniens ne sont pas des civils « ordinaires », mais des « nids terroristes ». Cette logique rappelle le raisonnement nazi ou colonial : l’ennemi est collectif et biologique, non individuel.



4.3. La banalisation du massacre



Le vocabulaire bureaucratique (« dommages collatéraux », « frappes nécessaires ») transforme les morts en chiffres. Comme le note Hannah Arendt à propos de la Shoah, le mal extrême peut se manifester sous une forme administrative et banalisée[^12].



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5. Parallèles avec les criminels de guerre



Nazi Allemagne : les Juifs étaient des « parasites » → Solution finale.



Rwanda : les Tutsis étaient des « cafards » → génocide de 1994.



Algérie coloniale : les indigènes étaient des « sauvages » → massacres et répression massive.



Israël et alliés : les Palestiniens sont des « animaux » → Gaza, 2023-2025 : famine, bombardements massifs, blocus total.



Dans chaque cas, les mots ont précédé le crime. Les tribunaux internationaux (Nuremberg, TPIR, TPIY) ont établi que le langage déshumanisant peut constituer une incitation au génocide ou un crime contre l’humanité.



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6. Conclusion : un langage criminel



Qualifier les Palestiniens de « cafards », de « rats » ou d’« animaux » n’est pas un simple excès verbal. C’est un acte de guerre, une étape dans le processus génocidaire. À Gaza, ce langage est déjà devenu politique d’État.



L’histoire nous enseigne que ce type de discours ne reste jamais sans conséquences. Hier, à Nuremberg et à Arusha, les criminels qui parlaient ainsi furent jugés. Aujourd’hui, les mots des dirigeants israéliens et de leurs alliés américains devront, tôt ou tard, être confrontés à la même justice.



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Références



[^1]: R. Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe, 1944.

[^2]: A. Hitler, Mein Kampf, 1925.

[^3]: J. Des Forges, Leave None to Tell the Story: Genocide in Rwanda, Human Rights Watch, 1999.

[^4]: TPIR, Procureur c. Akayesu, jugement du 2 septembre 1998.

[^5]: Discours de Jules Ferry, Chambre des députés, 28 juillet 1885.

[^6]: Déclaration de Yoav Gallant, 9 octobre 2023, citée par Middle East Eye.

[^7]: Haaretz, 2013, propos d’Eli Ben-Dahan.

[^8]: Déclaration de Dan Gillerman, Sky News, octobre 2023.

[^9]: Déclaration d’Almog Cohen à la Knesset, 2023.

[^10]: Marco Rubio, propos cités par World Socialist Web Site, septembre 2025.

[^11]: Rapport du PAM, mars 2024.

[^12]: H. Arendt, Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, 1963.




Le droit à l’autodétermination palestinien à l’épreuve des conditions internationales

 

 


Le droit à l’autodétermination palestinien à l’épreuve des conditions internationales



Introduction



Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes constitue un principe cardinal du droit international contemporain. Inscrit dans la Charte des Nations unies (1945)[1] et consolidé par les grandes résolutions de l’Assemblée générale sur la décolonisation (notamment la résolution 1514 en 1960)[2], il a guidé la transition de nombreux peuples vers l’indépendance après 1945. Pourtant, lorsqu’il s’agit de la Palestine, ce principe semble appliqué de manière sélective et conditionnelle.



En effet, plusieurs acteurs internationaux soutiennent l’idée d’un État palestinien, mais posent comme préalable l’exclusion de certaines organisations issues de la lutte nationale, telles que le Fatah, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), le Hamas ou le Jihad islamique. Une telle approche soulève une question centrale : peut-on réellement imposer à un peuple colonisé et sous occupation d’exclure ses propres forces de lutte de la future vie politique, sans trahir le principe même de l’autodétermination ?



Cette contribution propose d’examiner cette contradiction à travers une analyse historique et juridique. Elle montrera, d’une part, que jamais un processus d’indépendance n’a exigé l’exclusion des forces issues de la lutte de libération (I), et, d’autre part, que le droit international garantit au peuple palestinien le droit de déterminer librement sa représentation politique (II). Enfin, elle soulignera que conditionner l’indépendance palestinienne revient à fragiliser la paix et à reproduire les stratégies dilatoires déjà utilisées par Israël (III).




I. Les indépendances nationales et la légitimité des forces de libération


L’histoire comparée des indépendances illustre que les mouvements armés de libération, souvent criminalisés par les puissances coloniales ou occupantes, ont toujours été intégrés aux États naissants.



En 1948, des groupes comme l’Irgoun ou le Lehi, qualifiés de terroristes par les autorités britanniques[3], ont été absorbés dans les institutions militaires et politiques du nouvel État d’Israël. En Afrique du Sud, l’ANC, longtemps interdit et qualifié de terroriste par le régime de l’apartheid et ses alliés occidentaux, a pourtant constitué l’ossature de l’État post-apartheid[4]. En Algérie, le FLN a dirigé sans partage le pays après l’indépendance[5]. En France, la Résistance — pourtant divisée, clandestine et parfois violemment réprimée — a participé à la reconstruction politique de 1944-1946[6].



Ces exemples démontrent que l’exclusion de forces issues de la lutte nationale serait non seulement exceptionnelle, mais aussi contraire à la logique historique des indépendances. Exiger des Palestiniens ce qu’aucun autre peuple n’a subi équivaut à instaurer un régime de dérogation spécifique, traduisant une inégalité structurelle dans le droit des peuples à l’autodétermination.



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II. Le droit international et la pluralité politique palestinienne



Le principe d’autodétermination, énoncé à l’article 1(2) de la Charte des Nations unies[1], a été précisé par la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale, qui proclame le droit inaliénable des peuples colonisés à l’indépendance[2]. La résolution 2625 (XXV) (1970) a ensuite codifié l’interdiction de toute ingérence visant à imposer un système politique à un peuple[7].



La Cour internationale de justice (CIJ) a, dans plusieurs avis consultatifs (Namibie, 1971[8] ; Sahara occidental, 1975[9]), reconnu la légitimité des luttes de libération contre la domination coloniale et l’occupation étrangère. En conséquence, la délégitimation systématique de certaines forces palestiniennes entre en tension directe avec cette jurisprudence.



Par ailleurs, l’expérience historique de la société palestinienne atteste de traditions politiques pluralistes. Sous administration jordanienne (1948-1967), les élections municipales et syndicales en Cisjordanie voyaient s’affronter courants laïques et islamistes dans un cadre institutionnel limité, mais réel[10]. Cela démontre la capacité du peuple palestinien à arbitrer démocratiquement ses choix, sans qu’une exclusion imposée de l’extérieur ne soit nécessaire.



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III. Les risques d’une conditionnalité sélective : paix illusoire et stratégie dilatoire



L’exclusion de forces politiques palestiniennes risque de nourrir des tensions internes et de fragiliser les perspectives de paix. Au lieu de renforcer les courants progressistes et démocratiques palestiniens, elle pourrait créer un sentiment d’injustice et pousser à la radicalisation.



En outre, une telle approche rejoint la logique israélienne de remise en cause du droit international. L’exemple le plus frappant demeure la controverse autour de la résolution 242 du Conseil de sécurité (1967). Israël a exploité l’ambiguïté du texte anglais — « withdrawal from territories occupied » (sans article défini) — pour en réduire la portée, transformant une obligation de retrait intégral en une simple négociation sur des « territoires disputés »[11]. Conditionner aujourd’hui l’indépendance palestinienne à l’exclusion de certaines forces politiques offrirait à Israël un nouvel argument dilatoire, lui permettant de se présenter comme le garant d’une « démocratie sélective » en Palestine, tout en bloquant toute évolution vers l’indépendance.



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Conclusion



Poser la question de l’autodétermination palestinienne en termes de conditionnalité politique revient à trahir le principe même sur lequel repose le droit international postcolonial. Aucun peuple n’a jamais été sommé d’exclure ses propres forces de lutte de la construction de son État ; exiger cela des Palestiniens revient à instituer un précédent discriminatoire.



Loin de renforcer la démocratie, cette approche risque de fragiliser les dynamiques internes palestiniennes, de préparer les conflits de demain et de légitimer les stratégies israéliennes de blocage.



À l’heure où le peuple palestinien subit des violences massives et des violations répétées de ses droits fondamentaux, il peut sembler secondaire de poser ces questions. Pourtant, elles sont essentielles. Car une paix fondée sur l’exclusion, la sélectivité et la négation du droit universel à l’autodétermination ne saurait être qu’une paix illusoire, vouée à l’échec.



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Références



[1] Charte des Nations unies, San Francisco, 26 juin 1945.

[2] Résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale de l’ONU, « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux », 14 décembre 1960.

[3] Benny Morris, 1948: A History of the First Arab-Israeli War, Yale University Press, 2008.

[4] Nelson Mandela, Long Walk to Freedom, Abacus, 1994.

[5] Benjamin Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), La Découverte, 1993.

[6] François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Robert Laffont, 2006.

[7] Résolution 2625 (XXV), « Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États », 24 octobre 1970.

[8] CIJ, Avis consultatif sur la Namibie, 21 juin 1971.

[9] CIJ, Avis consultatif sur le Sahara occidental, 16 octobre 1975.

[10] Joost Hiltermann, Behind the Intifada: Labor and Women’s Movements in the Occupied Territories, Princeton University Press, 1991.

[11] John Quigley, The Case for Palestine: An International Law Perspective, Duke University Press, 2005.