Israël est-il toujours une démocratie ? -3 - L’indépendance de la justice israélienne et la question d’un système judiciaire à deux vitesses

 





3 - L’indépendance de la justice israélienne et la question d’un système judiciaire à deux vitesses



Introduction


Israël est souvent décrit comme une ’’ démocratie libérale’’ dotée d’institutions judiciaires solides, en particulier une Cour suprême considérée comme l’une des plus actives et puissantes du monde. Pourtant, de nombreuses voix, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, remettent en cause l’indépendance réelle de ce système, ainsi que sa capacité à garantir l’égalité devant la loi pour tous ses résidents. En particulier, les critiques portent sur l’existence supposée d’une “justice à deux vitesses”, où les citoyens juifs bénéficieraient d’un traitement différencié, voire préférentiel, par rapport aux citoyens palestiniens d’Israël et aux Palestiniens des territoires occupés.


Ce texte se propose d’étudier, dans une perspective critique et documentée, les deux questions suivantes : (1) La justice israélienne est-elle véritablement indépendante ? (2) Existe-t-il une discrimination judiciaire structurelle envers les Palestiniens, à la fois citoyens et non-citoyens ?




I. L’indépendance de la justice israélienne : une réalité nuancée



1. Une Cour suprême active dans un cadre institutionnel atypique


Israël ne dispose pas d’une Constitution formelle, mais d’un ensemble de Lois fondamentales adoptées progressivement depuis 1950, qui tiennent lieu de normes constitutionnelles. Dans ce contexte, la Cour suprême d’Israël joue un rôle central de garant de la légalité et de la proportionnalité des actes administratifs et législatifs. Elle s’est imposée comme une juridiction à la fois constitutionnelle et administrative, accessible par voie de pétition directe (« Bagatz »).


La Cour suprême a rendu plusieurs arrêts marquants protégeant des droits individuels (droits des femmes, reconnaissance de droits pour les couples homosexuels, protection de certaines minorités juives). Elle a également parfois limité les abus du pouvoir exécutif, ce qui lui a valu une réputation de contre-pouvoir efficace.




2. Des limites structurelles à l’indépendance judiciaire


Cependant, plusieurs facteurs affaiblissent cette indépendance dans les faits :


  • Concentration des pouvoirs : Le système parlementaire israélien, sans séparation stricte entre législatif et exécutif, favorise une majorité dominante. La Cour suprême reste dépendante du cadre légal que lui impose la Knesset.


  • Réforme judiciaire (2023-2025) : Le gouvernement mené par Benyamin Netanyahou a engagé une réforme controversée visant à limiter le contrôle juridictionnel, notamment en supprimant le critère de « raisonnabilité » pour annuler des décisions administratives. Cette réforme a été largement perçue comme une attaque contre l’indépendance du pouvoir judiciaire (Human Rights Watch, 2023).


  • Composition sociologique de la magistrature : La majorité des juges sont issus de l’élite ashkénaze laïque. La représentation des minorités, notamment des citoyens palestiniens d’Israël, est marginale (moins de 2 % des juges).


  • Absence de remise en cause de la colonisation : Comme l’a montré David Kretzmer (2002), la Cour suprême s’est abstenue d’interdire les colonies en Cisjordanie, validant de nombreuses mesures au nom de la sécurité nationale.


Par ailleurs, même au sein de la population juive israélienne, des inégalités notables existent. Les juifs mizrahim (d’origine orientale ou séfarade) sont sous-représentés dans les hautes sphères judiciaires, dominées historiquement par l’élite ashkénaze européenne. Des études sociologiques et juridiques (Shenhav, 2006 ; Swirski, 2010) ont montré que les Mizrahim sont surreprésentés parmi les justiciables dans les affaires pénales et sous-représentés parmi les magistrats, les avocats influents et les universitaires en droit. Cette dynamique reflète des hiérarchies sociales persistantes au sein de la société israélienne, qui influencent également l’accès à la justice et la perception d’impartialité du système judiciaire.


Au-delà des disparités de traitement, la justice israélienne peut être analysée comme un outil de légitimation du pouvoir politique dominant – historiquement incarné par l’élite ashkénaze laïque – et comme un levier juridique au service d’une architecture étatique fondée sur la hiérarchisation ethnonationale. Comme le soulignent les travaux de Baruch Kimmerling et Gershon Shafir, l’appareil judiciaire israélien a historiquement contribué à consolider la domination d’un groupe sociopolitique restreint, en validant la répression des mouvements contestataires, en neutralisant les élites alternatives (notamment mizrahies ou religieuses), et en participant à la gestion des « populations indésirables ». Concernant les Palestiniens, la justice israélienne ne se contente pas de refléter une inégalité de traitement : elle est activement mobilisée comme instrument de dépossession, en validant les expropriations de terres, les démolitions de maisons, les interdictions de regroupement familial, et les régimes d’exception en matière de détention ou de circulation. Dans les territoires occupés, la Cour suprême a donné une couverture juridique à des politiques de colonisation et de séparation qui, selon le droit international, relèvent d’un transfert illégal de population. Cette instrumentalisation du droit renforce l’idée d’une justice ethno-stratégique, fonctionnelle pour les intérêts de l’État-nation juif, mais largement défaillante ou coercitive envers ceux qui ne s’y inscrivent pas.





II. Une justice à deux vitesses : citoyens juifs vs. Palestiniens



1. En Cisjordanie : dualité juridique flagrante


Depuis 1967, la Cisjordanie est sous occupation militaire. Deux régimes juridiques y coexistent :


    • Détention administrative sans inculpation.


    • Jugement de mineurs à partir de 12 ans.


    • Présomption d’innocence affaiblie.


Le taux de condamnation dans les tribunaux militaires dépasse 95 % (Haaretz, 2011 ; B’Tselem, 2017). Ce système est en contradiction avec l’article 64 de la Quatrième Convention de Genève, qui interdit d’imposer deux régimes juridiques à une même population occupée.




2. En Israël : inégalités judiciaires structurelles


Les citoyens palestiniens d’Israël sont formellement égaux devant la loi. Toutefois, plusieurs études démontrent des inégalités systémiques :


  • Représentation judiciaire : marginale, et souvent limitée à des postes subalternes.


  • Disparités dans les peines : Adalah (2014) a montré que les citoyens arabes reçoivent en moyenne des peines plus lourdes que les Juifs pour des infractions similaires.


  • Inégalités face à la police : selon le Mossawa Center (2021), moins de 2 % des plaintes de citoyens arabes contre la police aboutissent à des poursuites.


  • Hiérarchisation légale : La Loi fondamentale de 2018 sur “Israël, État-nation du peuple juif” a consacré un statut constitutionnel défavorisant explicitement les citoyens non juifs, notamment en rabaissant le statut de la langue arabe.


L’analyse du système judiciaire israélien révèle une architecture doublement paradoxale. D’un côté, la Cour suprême affiche une autonomie apparente et a parfois exercé un contrôle limité sur l’exécutif, en se fondant sur les Lois fondamentales, comme l’ont montré Kretzmer (2002) ou l’Israel Democracy Institute (2020). De l’autre, cette même institution n’a cessé de valider – au nom de la sécurité nationale ou de l’identité de l’État juif – des pratiques discriminatoires à l’égard des Palestiniens, qu’ils soient citoyens d’Israël ou résidents des territoires occupés.


Cette ambivalence n’est pas accidentelle : elle reflète un usage stratégique du droit pour maintenir une hiérarchie ethnonationale dans laquelle la justice agit comme levier de légitimation des politiques de dépossession, de ségrégation et de contrôle. Dans les territoires occupés, les travaux de Human Rights Watch (2021), Amnesty International (2022), ou encore Addameer (2024) ont montré comment la dualité juridique – droit civil pour les colons, justice militaire pour les Palestiniens – constitue une violation manifeste du droit international humanitaire, notamment de la Quatrième Convention de Genève. En Israël même, des études d’Adalah (2014), du Mossawa Center (2021) et de B’Tselem ont documenté l’inégalité systémique devant la loi, depuis les peines prononcées jusqu’au traitement par la police.


Le système judiciaire israélien, tel que l’ont analysé Kimmerling et Shafir (2005), Shenhav (2006) ou Swirski (2010), s’inscrit dans une dynamique où les élites dominantes – notamment ashkénazes et laïques – ont instrumentalisé les institutions pour consolider leur hégémonie, au détriment des groupes subalternes, y compris les juifs mizrahim et, de façon plus structurelle, les Palestiniens.


La réforme judiciaire menée entre 2023 et 2025, loin de corriger ces dérives, a accentué la dérégulation des contre-pouvoirs, suscitant l’inquiétude d’organisations internationales et de juristes israéliens eux-mêmes. Comme l’a rappelé le Rapporteur spécial de l’ONU Michael Lynk (2022), c’est l’ensemble du système qui tend vers un apartheid juridique, où la loi ne protège pas également, mais organise et légitime une inégalité structurelle.






Bibliographie sélective


  • Kretzmer, David. The Occupation of Justice: The Supreme Court of Israel and the Occupied Territories, SUNY Press, 2002.


  • Adalah. Inequality in Sentencing, 2014.


  • Amnesty International. Israel’s Apartheid Against Palestinians, 2022.


  • Human Rights Watch. A Threshold Crossed: Israeli Authorities and the Crimes of Apartheid and Persecution, 2021.


  • Addameer. Administrative Detention Report, 2024.


  • Israel Democracy Institute. Judicial Diversity in Israel, 2020.


  • Mossawa Center. The Legal System and the Arab Minority, 2021.


  • B’Tselem. The Israeli Information Center for Human Rights in the Occupied Territories, rapports divers.


  • Haaretz. Articles sur la justice militaire israélienne, 2011-2022.


  • Loi fondamentale : Israël, État-nation du peuple juif, 2018.


  • Shenhav, Yehouda. The Arab Jews: A Postcolonial Reading of Nationalism, Religion, and Ethnicity, Stanford University Press, 2006.


  • Swirski, Shlomo. Politics and Education in Israel: Comparisons with Other Countries, Adva Center, 2010.


  • Kimmerling, Baruch & Shafir, Gershon. The Invention and Decline of Israeliness: State, Society, and the Military, University of California Press, 2005.





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